mardi 29 novembre 2016

Les mercredis de 1986...


Les mercredis de 1986
(lettre ouverte à Marc Wasterlain)

En 1986 j’avais douze ans et j’étais au collège dans une petite ville de banlieue dite tranquille. Les semaines se suivaient et se ressemblaient : Ecole du lundi au samedi, les lundis après-midi (libres par le hasard de mon emploi du temps) chez mon copain Vincent, les mardis soir plein les mirettes avec La dernière séance, les mercredis après-midi d’ennui chez ma grand-mère, etc. Mes parents avaient - enfin - la télé couleur, une 2CV, du boulot, la santé et s’interrogeaient sur l’utilité du minitel. J’avais un Amstrad CPC, une coupe au bol, de bonnes notes en mathématique, des baskets Adidas noires que j’adorais et je rêvais de fabriquer des robots. C’était encore l’enfance, c’était les années 80 et c’était pas mal.
Le collège était chronophage mais était surtout l’occasion de discuter des derniers jeux-vidéos et de jouer aux jeux-de-rôles (que nous venions de découvrir) à chaque récréation. Chaque récréation ou presque… Le mercredi[1] matin était une exception. C’était le jour où Vincent recevait son magazine Okapi auquel il était abonné. C’était un magazine pour “jeunes” d’une quarantaine de pages, composé de BD, de reportage, etc. finalement assez classique (et qui existe toujours d’ailleurs).
Moi de la bande-dessinée je n’en lisais plus depuis mon entrée au collège. Mes voisins (et leurs quatre enfants) ayant une immense bibliothèque de “franco-belge” j’avais déjà lu et relu tous les classiques au moins dix fois et m’en était presque lassé. A douze ans j’étais persuadé de connaître par coeur Franquin, Hergé, Peyo, Will, Macherot, Morris, Leloup et les autres. En réalité je ne connaissais rien des BD des années 80, des nouveaux auteurs, courants graphiques, etc. Je survolais son magazine sans passion jusqu’à la fin de 1985.
A cette époque Okapi commença à publier une histoire - La machine perplexe - (qui fut plus tard éditée en album) qui allait vite devenir le point culminant de mes mornes semaines...
Son auteur - Marc Wasterlain - je le connaissais déjà sans même le savoir, via Jeannette Pointu que j’avais aperçu dans le magazine Spirou. Mais les histoires d’une fille, humaniste, réaliste, sans monstre ni robot, ce n’était (à l’époque) pas pour moi… Au contraire, lorsque parurent les aventures de Johana, Gill et Georges, elles correspondaient exactement à ce qui m’animait. D’abord dans la forme : un dessin fin, clair, précis, très original; des planches vives, animées, colorées[2], pleines de détails. Le rythme était parfait. C’était intelligent mais aussi rempli de scènes d’action. Le genre de cocktails que j’affectionnais particulièrement. Quant à l’histoire… Chaque numéro m’apportait une réjouissance nouvelle et une excitation toujours plus grande. J’étais à chaque fois étonné de la liberté de l’univers que tissait l’auteur : une machine à voyager dans un autre univers, des chats antropomorphiques qui maniaient aussi bien des épées du moyen-âge que des Bazookas modernes, des robots, une Jeep, des personnages combatifs mais pas invulnérables, etc. Un patchwork que je n’avais jamais vu ailleurs[3]. C’était étonnement très hétéroclite et cohérent[4]. Jusqu’alors les séries que je connaissais n’avaient jamais osées ce genre de “mélange”. Il y avait là pour moi - enfin - du nouveau dans la bande dessinée. L’auteur franchissait allègrement les barrières de l’anachronisme, des genres, des univers si figés autrefois. Et puis il y avait Bibor... un robot pour une fois non caricatural : il pouvait aussi bien jouer le diplomate, servir le café ou se battre… Finalement rien n’était caricatural dans cette histoire. Malgré l’univers fantastique et fantaisiste on pouvait s’y croire. Et je m’y croyais !
Il y avait dans cette bande dessinée TOUT ce que j’aimais. C’est comme si l’auteur l’avait imaginé rien que pour moi. Je me suis attaché à ces personnages comme seul un enfant peut le faire.
Difficile de faire une comparaison, mais c’était comme si on avait montré aux ado de 1977
Star Wars par petits bouts de 5 minutes par semaine. J’étais dans le même état. Le rythme de parution ne me permettait pas “d’avaler” l’album en une heure comme j’en avais l’habitude. Il fallait patienter, imaginer, ressasser… Le mercredi matin j’étais dans un état d’excitation que je n’avais jamais connu. Et comme la demi-journée (pas de cours l’après-midi) ne comportait qu’une courte récréation de dix minutes, il fallait survoler le nouvel épisode mais surtout pas le lire ! En effet en le lisant en dix minutes je n’aurai pas savouré… Alors je survolais… pour enfin le lire tranquillement pendant les récréations du lendemain. Évidemment parfois je craquais et je lisais le mercredi. Le lendemain j’essayais d’oublier pour retrouver le plaisir de la découverte… Et mon plaisir du mercredi a duré 5 mois. Dans mes souvenirs cela s’était étalé sur des années, mais la notion du temps est différente dans l’enfance. Je me souviens avoir été tellement marqué par la série que j’avais décidé d’acheter le numéro 341 où elle se finissait. Et quelle fin ! Une partie des personnages “submergée” par le flot des terribles Molloks dans une bataille perdue d’avance, Bibor qui se sacrifie, Gill, Georges et Johana qui arrivent à regagner notre monde, mais entraînant avec eux les Molloks qui continuent leur invasion... une fuite qui semble appeler une suite... On est là encore loin d’une Happy End conventionnelle… Je voulais en garder une trace, ne pas oublier ces personnages. J’ai toujours ce magazine.
La machine perplexe laissa la semaine suivante sa place à une série plus métaphorique et atrocement moderne (selon mes goûts de l’époque) qui me semblait sans queue ni tête. J’ai détesté son auteur - un certain David Beauchard - pour avoir pris la place de ma série préférée et j’ai arrêté de lire Okapi. Bien des années plus tard je lirai ses albums avec passion et le rencontrerai. Il signe aujourd’hui David B et fait des albums qui contiennent aussi tout ce que j’aime… Je ne lui en veux plus du tout.
Gill, Georges et Johana revinrent quelques années plus tard dans Okapi, mais je n’en ai rien su. Sans doute Vincent n’était-il plus abonné ?...
Quant à Marc Wasterlain, je me suis finalement intéressé à ses autres séries, aimé Docteur Poche, Jeannette Pointu, etc. Dans les années 2000 son dessin a changé, je ne m’y suis plus retrouvé, j’ai été atrocement déçu, j’ai décroché et j’ai oublié mes mercredis de 1986. Dans les années 2000 j’étais plongé dans l’”explosion” de l’Association, des bande-dessinées autobiographiques, des fanzines, etc.
Aujourd’hui j’ai quarante ans, déjà pas mal de cheveux gris, je suis passé aux Converse rouges et je rêve toujours de fabriquer des robots. Et ça fait un certain temps que je regarde dans le rétroviseur. J’ai toujours ce numéro 341 d’Okapi. Il contient aussi un épisode de la série Leonid Beaudragon (“Le fantôme du Mandchou Fou”) de Jean-Claude Forest et Didier Savard (qui nous a quitté il y a quelques mois) que j’aimais aussi beaucoup. Et une belle histoire complète d’Alain Bouton et Patrick Deubelbeiss. Mais évidemment je ne peux le feuilleter sans relire les quatre dernières pages, celles de la fin de La Machine perplexe. Par les hasards des réseaux sociaux (et l’actualité du sympathique coloriste - et auteur - Olivier Dekeyser) j’ai appris la récente renaissance du Docteur Poche[5] avec un dessin qui n’avait plus rien à voir avec les derniers Jeannette Pointu que j’avais tenu en main. Cela m’a fait plaisir. Je me suis souvenu de La machine perplexe, de Gill, de Georges, de Johana, de Bibor et des autres… J’ai rouvert mon numéro 341, me suis rappelé mes mercredis de 1986, de mon Amstrad, de Vincent et des autres. Je n’ai jamais relu cet album depuis. Je le pensais introuvable. J’ai presque oublié l’histoire maintenant…
Finalement je l’ai acheté d’occasion sur Internet aujourd’hui. Je dois le recevoir dans quelques jours. J’attendrai surement un peu avant de le relire. J’ai peur d’être déçu. Je voudrais surtout savourer… comme les mercredis de 1986.

Henri Blum

[1] : En réalité la publication a commencé en 1985 (dans le numéro 331 du magazine d'après Internet) et s’est terminée dans le numéro 341 de février 1986. Le magazine était bimensuel, mais curieusement j’en ai gardé le souvenir d’un arrivage hebdomadaire. Autre détail de spécialiste : s’il amenait son magazine le mercredi matin, c’est parce qu’en réalité il le recevait le mardi évidemment…
[2] : par Anne Delobel qui travailla aussi avec Tardi, Druillet, etc.
[3] : Je ne connaissais pas encore Docteur Poche, du même auteur.
[4] : On retrouve finalement le même genre de patchwork chez le japonais Akira Toriyama dans Dragon Ball (première époque).
[5] : Retour sur la planète des chats, Editions Mosquito. A quand la renaissance de Gill, Georges et Johana ?

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